• Odyssée Chant XI

     

    Ensuite arrive l’âme d’Achille, fils de Pélée, celle de Patrocle, celle de l’irréprochable Antilochos, et celle d’Ajax, qui par sa taille et sa figure l’emportait sur tous les autres Grecs après l’irréprochable fils de Pélée. L’âme du rapide Éacide me reconnaît, et, poussant un profond soupir, ce héros m’adresse ces paroles rapides :

    « Divin fils de Laërte, ingénieux Ulysse, quel dessein plus grand encore as-tu conçu dans ton cœur ? Comment as-tu soutenu la pensée de pénétrer dans les demeures d’Hadès, qu’habitent les ombres, images des hommes qui ne sont plus ?

    Il dit, et moi je lui répondis en ces mots :

    « Achille, fils de Pélée, le plus illustre des Grecs, je suis venu consulter l’oracle de Tirésias, pour qu’il me donnât ses conseils et me dît comment je reviendrais dans Ithaque. Je ne me suis pas encore approché de l’Achaïe, et n’ai point encore abordé dans ma patrie, mais j’ai toujours souffert de grands maux : pour toi, noble Achille, nul homme ne fut plus heureux, il n’en sera jamais. Durant ta vie les Argiens t’honorèrent comme l’un des immortels, et maintenant en ces lieux tu règnes sur les ombres ; non, quoique mort, ne t’afflige point, Achille. »

    Je parlais ainsi ; mais lui me répondit en ces mots :

    « Ne me console pas de ma mort, illustre Ulysse ; j’aimerais mieux, simple cultivateur, servir un homme obscur, qui ne posséderait qu’un faible bien, que de régner sur toutes ces ombres. Cependant, ami, parle-moi de mon généreux fils, apprends-moi s’il fut, ou non, le premier dans les batailles ; dis-moi si tu sais quelque chose du vénérable Pélée ; s’il règne encore sur les nombreux Thessaliens, ou bien s’ils le méprisent dans Hellas et dans Phthie, parce que la vieillesse envahit ses pieds et ses mains. Je ne suis plus son défenseur à la clarté du soleil, tel que j’étais lorsque jadis dans la vaste Ilion j’immolais tout un peuple de guerriers en défendant les Argiens. Si j’étais encore ainsi, bientôt je serais dans le palais de mon père : là je ferais sentir ma force et mes mains invincibles à tous ceux qui l’outragent ou lui refusent ses honneurs. »

    « Je n’ai rien appris, lui répondis-je aussitôt, touchant le vénérable Pélée ; mais sur Néoptolème, ton fils, je te dirai la vérité, comme tu le demandes : ce fut moi-même qui, dans un large navire, le conduisis de Scyros au milieu des valeureux Achéens. Lorsque, sous les murs de Troie, nous assemblions le conseil, toujours il parlait le premier, et jamais n’errait dans ses discours. Il n’est, je pense, que le sage Nestor et moi qui l’emportions sur lui. Quand nous combattions dans la plaine des Troyens, jamais il ne restait parmi les soldats, ni confondu dans la foule ; mais, toujours le premier, à nul il ne le cédait en courage ; seul il renversait de nombreux guerriers au sein de la mêlée sanglante. Je ne pourrais les redire tous ni les nommer, tant il immola de héros en défendant les Argiens. Sache du moins qu’il immola de son glaive le fils de Thélèphe, l’invincible Eurypyle ; autour de lui périrent les Cétéens, ses nombreux compagnons, venus pour épouser des femmes troyennes. Eurypyle était le plus beau des guerriers après le divin Memnon. Lorsque les chefs des Argiens entrèrent dans le cheval qu’avait construit Épéos, ce fut à moi que l’entreprise fut confiée, soit pour ouvrir ou fermer cette secrète embuscade ; en ce moment les princes et les généraux des enfants de Danaos essuyaient leurs larmes, et tous leurs membres tremblaient ; mais je ne vis point pâlir le beau visage de Néoptolème, et sur ses joues il n’essuya pas de pleurs ; au contraire, lui surtout me suppliait de sortir des flancs de ce cheval, et, saisissant tour à tour la poignée du glaive, ou sa lance étincelante, il brûlait de porter la mort aux Troyens. Enfin, quand nous ravageâmes la superbe ville de Priam, après avoir pris sa part du butin, il remonta dans son navire sans aucun mal ; il ne fut point frappé par le javelot d’airain, ni percé de près par la lance, comme sont les nombreuses blessures qui surviennent dans les combats, car au sein de la mêlée Arès fait éclater sa furie. »

    Telle fut ma réponse ; alors l’âme du magnanime Achille s’éloigne, et, marchant à grands pas à travers la prairie Asphodèle, elle se réjouit de ce que je lui disais, que son fils était un héros vaillant.